3. Ulmyllon

Les désolations de cendres autour d'une Cité Ruche d'Ulmyllon. Illustration par Samuel Allan.
Paradis Perdu
Dans l'esprit de ses habitants, Ulmyllon restait « la Belle Endormie », surnom affectueux mais assurĂ©ment aux antipodes de sa dĂ©crĂ©pitude manifeste et des conflits incessants qui en grĂȘlĂšrent la surface de cratĂšres. Cette appellation Ă©voquait peut-ĂȘtre le lointain passĂ© d'une sociĂ©tĂ© qui n'attendait que l'Empereur pour s'Ă©veiller. Ou au contraire, Ă©tait-ce une ironie amĂšre face Ă la torpeur dans laquelle la planĂšte avait sombrĂ©, dans l'indiffĂ©rence la plus totale du reste de l'humanitĂ©.
Les archives locales faisaient Ă©tat d'une trajectoire en dĂ©calage avec le reste du genre humain : Ulmyllon avait prospĂ©rĂ© durant l'Ăšre des Luttes, brillant malgrĂ© l'obscuritĂ© qui s'Ă©tait alors jetĂ©e sur la galaxie. Plus tard mis Ă genoux par l'infĂąme HĂ©rĂ©sie d'Horus, le Monde Ruche s'Ă©tait tout de mĂȘme relevĂ© pour connaĂźtre un second Ăąge d'or, atteignant son apogĂ©e pendant le Nova Terra InterregnumâpĂ©riode lĂ encore terrible pour le reste de l'Imperium. NĂ©anmoins, des luttes intestines entraĂźnĂšrent inexorablement la sociĂ©tĂ© Ulmyllienne vers son dĂ©clin. Certains de ses habitants furent sĂ©questrĂ©s dans des CitĂ©s Ruches, coupĂ©s du reste du monde. D'autres rĂ©gions souffraient de troubles si permanents que des pratiques barbares devinrent rituels sacrĂ©s. DĂ©sormais, Ulmyllon n'Ă©tait plus qu'un assemblage disparate d'oligarchies rivales, de traditions oubliĂ©es, et de superstitions tenaces â un corps malade dont les membres se souvenaient Ă peine qu'ils avaient jadis formĂ© un tout.
MalgrĂ© son dĂ©litement, le peuple d'Ulmyllon entretint mĂ©ticuleusement plusieurs hauts lieux de la foi impĂ©riale. Des pĂšlerins venus des quatre coins de la planĂšte bravaient encore dangers et dĂ©solations pour rejoindre ces sanctuaires. Le plus Ă©minent d'entre tous Ă©tait sans doute le Tumulus d'Aredius, lieu de repos de la Sainte Ă©ponyme. Selon les lĂ©gendes locales, elle se serait manifestĂ©e pour la premiĂšre fois sur Ulmyllon aux alentours de 750.M36, s'illustrant notamment durant la « grande chasse aux sorciĂšres » qui aurait menĂ© Ă l'Ă©radication totale des psykers. Elle aurait finalement pĂ©ri dans une ultime confrontation contre le dernier sorcier â un abhumain aux allures dĂ©moniaques, dont le nom âGanarreâ servait toujours Ă effrayer les enfants. Aussi fervente que fĂ»t la dĂ©votion pour cette martyre, l'Adeptus Ministorum ne conservait aucune trace d'une Sainte Aredius dans ses propres archives.
âL'enfant-sorcier pleure comme l'innocent, mais le venin coule dĂ©jĂ dans ses veines. La pitiĂ© est le premier pas vers l'hĂ©rĂ©sie. Que cent innocents pĂ©rissent plutĂŽt qu'un seul psyker ne survive.â
â attribuĂ© Ă Sainte Aredius, Instructions aux Confesseurs, circa 761.M36
Le conte de deux Cités Ruches
Au fil des guerres civiles, rĂ©bellions et autres coups d'Ătat, la sociĂ©tĂ© autochtone s'Ă©tait fragmentĂ©e en autant de principautĂ©s rivales que de CitĂ©s Ruches fonctionnelles. Officiellement ou officieusement, toutes Ă©taient dirigĂ©es par des oligarques â tantĂŽt hĂ©ritiers de lignĂ©es nobles, tantĂŽt reprĂ©sentants de quelques consortiums marchands et autres cabales aussi peu recommandables. Le peuple, avec cette verve caustique qui le caractĂ©risait si souvent, les surnommait âMagni-magnauxâ, superlatif ironique Ă la hauteur des Ă©gos et excĂšs adipeux qu'il moquait.
Certains de ces gouverneurs avaient nĂ©anmoins inspirĂ© un respect sincĂšre, vouant leurs existences Ă la protection de leurs concitoyens. Les plus emblĂ©matiques parmi eux â au plus grand embarras des forces ImpĂ©riales â resteraient sans doute Dame Cadru et Sire Amaron Morcaduc, de la CitĂ© Ruche Mediolanum Santonum. Outre leur prestigieux hĂ©ritage, les Morcaduc Ă©taient les derniers dĂ©tenteurs de Chevaliers fonctionnels sur la Ulmyllon. La tradition voulait que ces Chevaliers eussent Ă©tĂ© offerts par Pyrgopolinices durant le Moyen-Ăge Technologique, ou alors l'Ăre des Luttes. Ils furent rebaptisĂ©s en l'honneur de l'Empereur lorsque Morologus rejoignit l'Imperium durant la Grande Croisade : BĂ©ni par Sa LumiĂšre et TouchĂ© par Son Pouvoir. HĂ©las, la fratrie aurait Ă©tĂ© dĂ©clarĂ©e Excommunicate Traitoris pour avoir tournĂ© ses machines contre les forces impĂ©riales. En effet, lorsque le Mechanicus avait dĂ©clarĂ© la conscription pour redĂ©marrer les manufactorums de Pyrgopolinices, les Morcaduc auraient pris les armes pour dĂ©fendre les habitants de leur CitĂ©. La mort de Cadru et Amaron, si elle Ă©tait plus que probable, demeurait incertaine, Ă l'instar du sort qui avait Ă©tĂ© rĂ©servĂ© Ă leurs prĂ©cieux Chevaliers.
COUCOU

Heraldique de la Maison Morcaduc
« Burelé d'argent et d'azur, à la givre Ulmyllienne de gueules couronnée d'or, brochant sur le tout. »
Nul n'a aperçu de givre (ou vouivre) vivante depuis des millĂ©naires â ces crĂ©atures endĂ©miques auraient Ă©tĂ© anĂ©anties lorsque l'humanitĂ© conquit Ulmyllon durant le Moyen-Ăge Technologique.
Tous les oligarques ne partageaient cependant pas une telle sollicitude pour leur populace. Bien au contraire, despotisme, corruption et incompĂ©tence caractĂ©risaient si communĂ©ment la caste dirigeante que certains en dĂ©duisaient un phĂ©nomĂšne systĂ©mique. Le cas le plus notoire se trouvait Ă la Baie Ăcarlate, plus grand spatioport du monde, oĂč la gouvernance calamiteuse de Colla Cuivre-NĂ© avait engendrĂ© une situation sans prĂ©cĂ©dent. L'incurie de ce piteux dirigeant â cĂ©lĂšbre pour ses Dindaines, festins dĂ©cadents au dĂ©triment de son peuple affamĂ© â fut telle que de puissants syndicats ouvriers purent accaparer la gestion effective du port. Deux d'entre eux se distinguaient particuliĂšrement, ayant survĂ©cu Ă la rĂ©pression fĂ©roce orchestrĂ©e par le Cardinal Erbette lors de l'arrivĂ©e de l'Imperium. Loin d'avoir Ă©tĂ© Ă©radiquĂ©s, ils continuaient d'Ćuvrer dans l'ombre, tissant patiemment leurs rĂ©seaux d'influence Ă travers toutes les rĂ©gions du monde.
Les Philanthropes aux poches percées
La CoopĂ©rative des Unions de Levage, Transport et ExpĂ©dition Ă©tait devenue en l'espace de quelques dĂ©cennies le syndicat prééminent. ProspĂ©rant sur les ruines de l'administration portuaire dĂ©faillante, il offrait organisation, discipline et but commun au milieu du dĂ©sordre ambiant. Sa croissance avait Ă©tĂ© fulgurante, nĂ©e d'une cohĂ©sion exceptionnelle et orchestrĂ©e d'une main de maĂźtresse, celle de sa jeune SecrĂ©taire GĂ©nĂ©rale Creni Sargail. Sous sa direction, le CULTE Ă©tait devenu le principal corps dĂ©cisionnaire de la Baie Ăcarlate, arbitrant les flux commerciaux et les conflits de dockers avec une efficacitĂ© qui aurait pu sembler louable, n'eĂ»t-ce la ferveur inquiĂ©tante dans la dĂ©votion absolue de ses adhĂ©rents Ă©tĂ© inquiĂ©tante.
Ă l'opposĂ© se tenaient les Bibic, une confrĂ©rie trĂšs ancienne issue des bas-fonds les plus sordides de leurs citĂ©s. Leur nom, tirĂ© d'un terme argotique peu flatteur, Ă©voquait la nature insoutenable de leur odeur, rĂ©putĂ©e si mĂ©phitique qu'elle troublait la vision de quiconque y Ă©tait exposĂ©, donnant l'impression de voir des mouches â d'ĂȘtre bibic. Pourtant, les membres du syndicat avaient adoptĂ© avec humour ce sobriquet, car ils savaient que ce n'Ă©tait que la moindre consĂ©quence de leurs tĂąches ingrates. Dans les entrailles putrides des sous-ruches, ils Ă©taient responsables de l'entretien pĂ©nible et pĂ©rilleux des systĂšmes d'Ă©puration et de recyclage, critiques Ă la survie de tous. Ces travailleurs mĂ©sestimĂ©s avaient initialement formĂ© leur groupe par solidaritĂ© face aux conditions abominables de leur labeur. Mais au fil des siĂšcles, d'autres idĂ©es avaient germĂ© dans ces tĂ©nĂšbres fĂ©tides. Leur discret leader, Anier Oberlion, s'Ă©tait notamment illustrĂ© en propageant des rumeurs sur l'existence de reliques dans la rĂ©gion de Saint Ăpur. L'EcclĂ©siarchie avait alors dĂ©pensĂ© des ressources consĂ©quentes en quĂȘte de ces trĂ©sors, s'empĂȘtrant durablement dans ce qui n'Ă©tait en rĂ©alitĂ© qu'un marais nausĂ©abond rĂ©sultant de l'explosion d'une gigantesque station d'Ă©puration des dĂ©cennies auparavant. Les intentions vĂ©ritables d'Oberlion dans cette supercherie demeuraient obscures, mais elle avait dĂ©montrĂ© la capacitĂ© des Bibic Ă influencer jusqu'aux plus hauts rangs de la sociĂ©tĂ© Ulmyllienne.
Les deux organisations rivales, bien qu'étendant leur emprise dans toutes les zones peuplées, s'opposaient farouchement. Leurs affrontements, parfois ouverts, ensanglantaient réguliÚrement les quais et les sous-ruches, comme si deux visions irréconciliables de l'avenir d'Ulmyllon se livraient bataille dans l'ombre, loin du regard de l'Imperium.

MalgrĂ© son jeune Ăąge, la SecrĂ©taire GĂ©nĂ©rale du CULTE commande la loyautĂ© des ouvriers qui pourraient ĂȘtre ses parents. MĂȘme la difformitĂ© violacĂ©e sur son frontâmutation assez commune dans la sous-ruche, attribuĂ©e Ă l'extrĂȘme pollution des lieuxâne diminuait en rien son magnĂ©tisme. Sargail se mouvait parmi les foules avec une grĂące presque dansante, touchant une Ă©paule ici, serrant une main lĂ , murmurant des mots qui transformaient l'Ă©puisement en dĂ©termination. Ses discours publics possĂ©daient une qualitĂ© hypnotique : elle parlait d'unitĂ©, de famille, d'un avenir oĂč tous les travailleurs d'Ulmyllon ne formeraient qu'un seul corps. Dans ses yeux brillait une certitude inĂ©branlable, comme si elle voyait dĂ©jĂ ce futur Ă©crit dans les Ă©toiles.

Oberlion ne harangue jamais les foules ; il leur prĂ©fĂšre les apartĂ©s discrets, l'intimitĂ© des conversations privĂ©es oĂč il peut sonder chaque interlocuteur et adapter ses plaisanteries Ă leur tempĂ©rament. âTout finit par atterrir chez moi", confie-t-il parfois avec un sourire sincĂšre, et cette maxime semble moins une lamentation qu'une promesse rĂ©confortante. Ses talents de persuasion sont indiscutables, car au fil des annĂ©es il est devenu Ă©vident que les idĂ©es qu'il sĂšme se propagent d'un individu au suivant plus rapidement qu'une Ă©pidĂ©mie des Ă©gouts. Les oligarques le sous-estiment, ne voyant qu'un contremaĂźtre ravagĂ© par les maladies des bas-fonds ; ses hommes, eux, savent que derriĂšre ce masque respiratoire et cette jovialitĂ© dĂ©placĂ©e Ćuvre un esprit remarquablement aiguisĂ©, capable d'obtenir par la seule conversation ce que d'autres n'arrachent que par la force ou la corruption.